Cadillac prépara le lancement de son modèle à
seize cylindres dans le plus grand secret, travaillant au projet dès 1926 sous la
direction de l'ingénieur Owen Nacker; il s'agissait pour les éventuels espions
industriels qui pouvaient hanter les couloirs de la Cadillac Motor Car Division, d'un
simple prototype de moteur pour autocar de la GM.
Le secret fut rompu le 10 décembre 1929 par le PDG de la
firme, Lawrence P. "Larry" Fisher, qui adressa à tous les concessionnaires de
la marque une lettre circulaire annonçant l'arrivée de la nouvelle et superbe Cadillac.
Deux voitures seulement furent achevées à temps pour
l'ouverture du Salon de New York, tenu à l'Hôtel Waldorf Astoria du 4 au 10 janvier
1930. La première: le landaulet type no. 4108-C objet de notre article et un
coupé-chauffeur type no. 4264B dont les flancs et l'arrière de la caisse étaient
décorés de faux cannage appliqué au pinceau, à la main.
Du premier modèle, seuls quatre exemplaires virent le
jour. Comme on le constate sur les images qui accompagnent la version originale de
cette page, il possédait un parebrise en "V", presque vertical et un tableau de
bord d'un type très particulier; en effet, une partie des instruments de bord se
trouvaient devant la chauffeur, comme il se doit, et l'autre devant le siège du passager
AV.
Cette voiture ressemble a s'y méprendre à la Cadillac Madame
X sur chassis La Salle à moteur V-8 réalisée par Harley Earl en 1928-29; ce nom
mystérieux est celui du personnage central d'une pièce de théâtre qu'Earl avait vue
jouée en 1929 au Old Fisher Theater, non loin des bureaux de la GM au coeur
même de Detroit. On parle de ce modèle dans la revue américaine Automobile Topics
du 28 décembre 1929 :
Il y a deux sortes de carrosseries. La première est
plutôt traditionnelle dans le domaine des carrosseries individuelles. L'autre est
appellée Madam(e) X. Ce nom lui va à ravir.
Les quatre Cadillac type no. 4108-C furent
fabriqués aux anciens ateliers Fleetwood, dans la petite ville de Fleetwood, en
Pannsylvanie. La fabrication des modèles Madame X à parebrise vertical
(les types nos. 4108-C, 4130, 4155 et 4175) cessa à la fin du second trimestre 1930;
toute la production des ateliers Cadillac en Pennsylvanie prit fin en décembre
1930. Cette fabrication s'est poursuivie à Detroit; cependant ces modèles
reçurent désormais un parebrise plat, d'un seul tenant, incliné à 18°. Toutes portent
le nom de Madame X.
J'ai eu la chance de pouvoir feuilleter en 1985, au Free
Library of Philadelphia en Pennsylvanie, le catalogue des carrosseries proposées par
Fleetwood pour la Cadillac V-16 de 1930. Le landaulet type 4108-C n'y figure pas. En
revanche, à la fin de ce catalogue on apprend que toute berline et toute limousine
Cadillac pouvait être livrée avec la partie AR du pavillon repliable (landau); cette
modification coûtait $750 ou $800 en fonction de la carrosserie choisie et pour autant
que la commande soit passée avant que ne commence son installation sur le bâti en bois.
Il fallait compter 4 semaines supplémentaires pour réaliser cette modification.
C'est pourquoi je crois que la limousine-landaulet type
4108-C n'est en réalité qu'une transformation sur base de la limousine type no. 4155,
elle aussi disponible aussi bien avec le parebrise vertical en "V", principale
caractéristique des berlines et limousines V-16 sorties des ateliers Fleetwood en
Pennsylvanie.
En toute logique, en se référant aussi bien au système
Fleetwood de codage des modèles qu'aux illustrations et indications figurant au
catalogue, on en arrive très vite à la conclusion que la limousine-landaulet type 4108-C
pourrait aussi bien porter le numéro 4155C [le suffixe "C" est la lettre
initiale du mot anglais "collapsible", qui veut dire
"repliable"]. Or Cadillac fabriqua justement cinq exemplaires du landaulet type
4155C; cependant, ils avaient tous le parebrise plat.
Aussi, et malgré le fait que la "bible" du
passionné de Cadillac V-16 [Sixteen Cylinder Motorcars de Roy Schneider -
auquel du reste j'ai contribué] précise que les landaulets V-16 du type 4155 auraient
été construits dans les deux versions (parebrise en "V" et parebrise plat), je
suis porté à croire que tous sauf quatre, furent construits à Detroit et donc
munis du parebrise plat.
A mon avis, les quatre landaulets à parebrise en
"V" furent parmi les premières V-16 à être carrossées à Fleetwood, en
Pennsylvanie. Ces quatres automobiles reçurent un nouveau revêtement de pavillon en cuir
clair appellé coupienne dont le grain rappelle celui de la toile utilisée
pour les capotes des autos découvrables.
Le code Fleetwood "..08" fut utilisé en premier
lieu sur une limousine à moteur V-8. Ce type "4208" fut exposé au Salon
de Paris en octobre 1929; sept exemplaires furent construits par la suite sur chassis V-16
en 1930-31. La principale caractéristique des carrosseries dont le code se termine par
"08" c'est le pavillon en coupienne. Cette matière fut utilisée
pour la première fois par le carrossier français, Kellner, sur des modèles qu'il exposa
au Salon de l'Automobile de Paris en 1928.
On a découvert en fouillant les archives de la firme,
dans les années '80, sur le shipping document (c.à.d. la feuille de route qui
accompagnait chaque V-16, et même chaque Cadillac, à sa sortie d'usine) que le type de
la carrosserie 4108-C n°2 avait été biffé et remplacé par le code 4155-C; quant à la
carrosserie n°4, elle aurait porté au départ le code type 4155-C; celui-là également
fut biffé et remplacé par le type 4108-C. Fondé sur mes propres investigations
(et sur les lois de la probabilité) j'ai acquis la quasi-certitude que les quatre
landaulets du type 4108-C ressemblaient au départ au type 4155C et comportaient un
pavillon recouvert de "Pyroxiline" noire (un cuir à grain strié); ce
n'est qu'après coup qu'ils furent recouverts de coupienne, sans doute en
Californie ou pour des clients Californiens.
Mais reprenons l'histoire du landaulet type 4108-C. Je
connais bien cette voiture pour avoir pu l'admirer de près, au cours de l'été 1978,
chez Dave Towell, concessionnaire Cadillac à Akron, dans l'Ohio. Dave l'avait
acquis en 1965 du troisième propriétaire, Lorin Tryon qui l'avait retrouvée au début
des années '50, chez Don Lee, concessionnaire Cadillac de San Francisco; Lorin l'avait
acquise pour la modeste somme de ...$600! Quant à Dave, il aime bien toutes les
V-16 et notamment celles qui sortent un peu de l'ordinaire. N'est-ce pas lui qui fit
ramener du Pakistan un roadster unique, carrossé par Pinin Farina en 1930 pour un
Maharaja?
Le premier propriétaire de notre landaulet type 4108-C
fut M. Charles C. Howard dont on retrouvait encore, avant la dernière restauration, les
initiales sur les portières AV. M. Howard était concessionnaire régional Buick
pour toute la côte ouest des Etats-Unis. On sait qu'il revendit la Cadillac très vite et
qu'elle demeura dans la région de San Francisco jusqu'au début des années '40
lorsqu'elle fut reprise par Don Lee.
Lorin Tryon, le troisième propriétaire, hésita
longtemps entre une Duesenberg et cette Cadillac, qui finit cependant par obtenir son
suffrage. A $600 il aurait eu tort de s'en priver!
L'histoire de ce type 4108-C, plus que d'autres V-16 de la
première série 1930-31, est connue jusque dans les moindres détails, s'agissant de
l'une des deux seules Cadillac V-16 exposées au Salon international de New York en 1930.
Le chassis-moteur portait le numéro 700004; il s'agissait donc du 4e chassis-moteur V-16
produit par la firme. La carrosserie quant à elle portait le n°3. Fait assez curieux,
cette caisse n°3 fut retirée du son chassis pour être installée sur un chassis neuf
portant le n° 700821, sorti des chaînes de montage les premiers jours d'avril
1930. Elle fut alors expédiée en Californie pour y recevoir un nouveau revêtement
de pavillon chez Don Lee. Ce chassis no. 700821 reste "marié" à cette
carrosserie à ce jour.
Les trois autres landaulets 4108-C auraient-ils pris le
même chemin ? Pour ma part je ne pense pas qu'une voiture à pavillon de cuir si clair
ait pu trouver sa place dans l'atmosphère pollueé de New York, Chicago ou Philadelphie,
grandes métropoles "industrielles" où furent expédiées néanmoins le plus
grand nombre des Cadillac à moteur V-16.
Restaurée à la perfection en 1984 cette automobile
superbe est aujourd'hui propriété de M. Steven L. Nanini, collectionneur à Tucson dans
l'Arizona. La perfection n'a pas de prix. Aussi, pour réussir une restauration
parfaite de l'intérieur, Steve n'hésita pas à réaliser une analyse spectrographique
des tissus, passepoils et autres poignées de maintien et à engager un tisserand pour les
reproduire "à neuf" en utilisant des filés de laine d'Ecosse [merci pour
moi!], d'Angleterre et du Canada. Le résultat est surprenant d'authenticité.
Il est bien dommage en revanche qu'après avoir pris
autant de soin à refaire l'intérieur de la voiture Steve ait fait installer les
poignées extérieures des portières à l'envers Comparer la photo prise à l'occasion du
Salon de NY et celles qui montrent la voiture dans les années '80). Ce n'est
d'ailleurs pas la seule Cadillac V-16 restaurée que je connaisse, munie de ce type de
poignées (il en existait trois sortes différentes) où elles ont été installées à
l'envers! Il est vrai que sur les Cadillac à moteurs V-8 et V-12 de la même année, ces
poignées sont effectivement renversées.
Disons quelques mots sur l'équipement et les finitions de
ce luxueux landaulet dont la longueur hors tout atteint les 5m64. L'équipement standard
comportait cinq roues à rayons en bois. Il en coûtait au (riche) client $70 de plus pour
équiper la voiture de cinq roues "fil" et (...tenez-vous bien) $300 de plus
pour six roues "fil", car il fallait des ailes AV spéciales pour y loger
les deux roues de secours, et un porte-bagages pliable à l'emplacement habituel de la
roue de secours unique. On pouvait aussi choisir des roues à flasques métalliques (pour
$50 les cinq ou $280 les six - y compris le remplacement des ailes AV et l'installation du
porte-bagages).
Les entourages des glaces sont chromés, les montants du
parebrise et du pavillon très fins. Ces caractéristiques, parmi d'autres, faisaient que
les modèles Madame X coûtaient $1000 de plus que les mêmes modèles dans la
série "4300", la série la moins chère; il y a une glace de séparation
à manivelle entre compartiments AV et AR. La banquette AV (fixe) est recouverte de
cuir noir; la banquette et le dossier AR (réglables) sont recouverts de tissus gris; il y
a un accoudoir AR central et deux strapontins dont celui de gauche est orienté du côté
droit et celui de droite fait face à l'arrière. Dans un petit compartiment placé
juste au dessus de l'accoudoir AR droit se trouve un micro en métal argenté qui permet
de communiquer avec le chauffeur; juste au dessus de l'accoudoir AR gauche se trouve un
second compartiment semblable où logeaient un petit calepin et un crayon; eu égard à la
partie dépliante du pavillon sur les places AR, la montre de bord Jaeger (à gauche) et
le nécessaire de fumeur (à droite) sont installés sous la ligne de
ceinture; tous les deux sont encastrés dans leur boîtier en ronce de noyer
ouvragé. Trois loquets maintiennent fermée la partie repliable du pavillon qui est
entièrement doublée de tissus de façon à ce qu'aucun arceau ni aucune partie du
mécanisme ne soit visible à l'intérieur; ainsi, lorsque l'AR est replié l'habitacle
ressemble à s'y méprendre à celui d'une limousine normale; les bandoulières latérales
de maintien sont ancrées astucieusement au coin supérieur de la partie fixe du pavillon;
il y a aussi un ventilateur et un éclairage au plafond; fait étonnant, la couverture de
voyage, brodée aux initiales du premier propriétaire, y est encore.
Le tableau de bord joliment guilloché, en "V"
épouse la forme du parebrise; ce type de parebrise en "V" presque vertical fut
utilisé pour la première fois par Fleetwood en 1928; fait curieux, le compteur de
vitesse se trouve dans la partie droite du tableau de bord, devant le passager !
Le compartiment moteur aussi est d'une rare beauté, un
véritable régal de chrome, d'aluminium poli, de porcelaine et d'émail! On y voit
aucune trace de câblage, de tuyauterie ou de durites; tout est soigneusement canalisé
derrière la cloison coupe-feu émaillée; les bougies sont placées à l'intérieur du
"V" du moteur et les fils de bougies masqués par un capot ouvragé; il y a
même un capuchon spécial pour la tête de Delco.
Il est à noter qu'à l'encontre des V-16 de 1930-31
"de série", le capot de notre landaulet type 4108-C fut réalisé à la main,
en aluminium. Il en est de même pour les cinq portillons de ventilation latéraux qui
sont chromés. Les petites flèches décoratives entre chacun de ces portillons sont eux
aussi repoussées, alors que sur les V-16 de série ces pièces sont raportées et servent
de support aux petits loquets manuels des portillons en question.
Les cylindres de dépression installés de chaque côté
du moteur, sur la cloison arrière, sont entièrement chromés alors que seule la partie
supérieure est chromée sur la plupart des modèles de série.
Noire au départ, M. Nanini a fait repeindre sa voiture en
deux tons de gris dont l'un tirant sur le bleu-vert pour les ailes et le bas de caisse;
sous certaines conditions d'éclairage la voiture a des reflets bleu-verts. Depuis sa
restauration en 1984, ce landaulet a remporté plusieurs prix à l'occasion de divers
concours d'élégance dont le collectionneur américain est friand: première de sa
catégorie et plus élégante des voitures fermées au Concours de Pebble Beach
en 1985; première de sa catégorie et premier prix du jury au 10ème Concours
annuel de Santa Barbara la même année.
Son prix en 1930? On parle d'une facture globale de
$9988. Disons $10000 et n'en parlons plus. C'est une véritable fortune si l'on tient
compte du fait qu'à pareille époque un joli roadster Chevrolet AD ne coûtait que
$495! La limousine "normale" type 4155 avec séparation chauffeur coûtait
à l'époque $7350. En revanche, si l'on rajoute au prix de base la somme de $800 pour la
partie dépliante du pavillon et $300 de plus pour équiper la voiture de six roues
"fil", la facture grimpe tres vite à $8450. On peut donc supposer que le
transport de New York à San Francisco et les transformations réalisées en Californie
par Don Lee aient coûté plus de $1500! Il est vrai que la seule modification du
pavillon, coûtaient jusqu'à $800, soit plus qu'un roadster Chevrolet de
l'époque! Par ailleurs une simple couverture de voyage coûtait $80 (premier prix!) C'est
dire que pour le prix de six couvertures de voyage on pouvait carrément s'offrir un roadster
Chevrolet!
Cela dit (et en conclusion car je constate que certains
d'entre vous se sont endormis!), si nous transposons dans le temps et au vu de ce que
coûte une Cadillac de nos jours cela mettrait la couverture de voyage aujourd'hui à 2500
Euros.